24/12/1941 : Pépin Lehalleur

Extrait des souvenirs de l’Amiral Pépin Lehalleur

L’amiral Muselier avait dit aux Canadiens à Halifax qu’il se dirigeait sur Saint-John’s (Terre-Neuve) … mais pendant la nuit du 23 au 24 décembre 1941, changement de programme ! Nous fîmes route directe sur Saint-Pierre, et dans la lumière indécise de l’aube, les trois corvettes entrèrent dans le port et accostèrent à quai. Le sous-marin Surcouf, trop gros pour entrer dans ce petit port mouilla en rade extérieure. Un petit corps de débarquement sauta à terre et occupa, sans résistance, les bâtiments administratifs : douane, poste, radio et la résidence de l’Administrateur. En vingt minutes tout était terminé, sans un coup de feu. Les gendarmes, seule force armée locale, se rallièrent sur le champ. La population enfin réveillée accourut sur le port et acclama l’Amiral et ses marins. Le « mini coup de force » avait réussi, mais il fallait maintenant faire avaler la pilule aux Anglais et surtout aux Américains.

Les Anglais et les Canadiens restèrent assez indifférents à l’événement, mais les Américains protestèrent violemment et parlèrent même de nous déloger de Saint-Pierre par la force. L’affaire du ralliement de Saint-Pierre et Miquelon a été racontée dans tous ses détails dans le livre remarquable du commandant Heron de Villefosse : « les îles de la Liberté », les passionnés d’Histoire feront bien de s’y reporter.

Le 24 décembre vers dix heures du matin, je me trouvais sur le quai aux côtés de l’amiral qui discutait avec des Saint-Pierrais, lorsque tout à coup, se frappant le front, l’amiral se tourna vers moi et me dit : « Pépin, nous avons oublié de rallier Miquelon … appareille tout de suite avec l’Alysse et débrouille toi. Reviens ici aussitôt l’affaire faite et rends-moi compte par radio … tu as carte blanche ». Ce tutoiement inhabituel me fit comprendre que c’était du « sérieux », puis l’amiral ajouta avec un clin d’oeil amusé … « et que ça se passe en souplesse ». Une heure après l’Alysse ayant à son bord quelques civils miquelonnais à rapatrier, met le cap sur l’île de Miquelon. Arrivé vers 12h3O devant le chef-lieu de l’île, je mouille près d’un petit appontement en bois … calme plat. Il fait très froid, un épais tapis de neige recouvre le paysage désolé, des mouettes tournent dans l’air vif. Je fais monter sur la passerelle un des Miquelonnais et lui dis d’appeler la terre au haut-parleur. Puis j’embarque dans le youyou avec les Miquelorinais et deux matelots aux avirons. Je n’ai emporté aucune arme.

Accostant à l’appontement, je vois venir à ma rencontre quelques gars engoncés dans d’épais manteaux et coiffés de cette curieuse casquette appelée là-bas « couvercle ». Aucune hostilité apparente, plutôt de la curiosité ébahie qui va croissant quand je les mets au courant de ce qui vient de se passer à SaintPierre. Je me dirige alors en trébuchant dans la neige, vers la résidence de l’administrateur pour lui notifier la prise de possession du territoire au nom du général de Gaulle.

L’administrateur est chez lui, entouré de sa famille et d’amis. Il vient de déjeuner et est dans l’euphorie du café et du pousse café … mon arrivée jette un froid … « qui êtes-vous ? » me dit-il « et que me voulez-vous ? » « Passons dans votre bureau » lui répondisje, « j’ai une communication importante à vous faire ».

En maugréant, il obtempère ; je lui raconte alors la prise de Saint-Pierre et j’ajoute : « Monsieur l’administrateur, prenez vos responsabilités. Si vous marchez avec nous, je vous laisse en fonctions jusqu’à nouvel ordre. Sinon, je dois vous mettre en état d’arrestation et vous conduire à Saint-Pierre … Vous avez cinq minutes pour vous décider ».

Faisant contre mauvaise fortune bon coeur, l’administrateur accepte, à mon grand soulagement, de se rallier à la France Libre, et beau joueur, me convie à rejoindre sa famille au salon. J’explique alors à une assistance attentive et émue ce qu’est la France Libre et les raisons de notre arrivée à Saint-Pierre. Les questions qu’on me pose m’ahurissent un peu et me montrent à quel point cette population était coupée du monde depuis deux ans. Je passe ensuite au poste émetteur de T.S.F. sur lequel je pose les scellés, puis je vais voir le curé qui me fait part de son inquiétude au sujet de la liberté du culte sous notre nouveau régime … je constate que la propagande imbécile de Vichy est passée par là, et ayant rassuré le saint homme, je vais visiter l’école où l’institutrice a déjà tracé au tableau noir un énorme « Vive de Gaulle » à la craie !

Estimant ma mission accomplie, je prends congé de l’administrateur et des siens (qui auraient bien voulu me garder là pour la soirée … les dames surtout !) et je promets de revenir bientôt.

L’Alysse appareille pour Saint-Pierre tandis que j’expédie un message radio à l’amiral : « Ralliement Miquelon effectué sans incident »,

Arpentant la passerelle de ma corvette pendant cette traversée, je me revois encore disant à mon second, le cher Pierre Fontagnères dit « Pedro » : « mon vieux, si j’avais jamais pensé en entrant à Navale il y a dix ans, que je serais amené à faire un coup d’Etat sur un Territoire français … quelle époque ! ».

Mais cet intermède quelque peu vaudevillesque ne pouvait durer.

Dès le 26 décembre, l’Alysse et l’Aconit furent renvoyées à Saint-John’s et replacées aux ordres des Canadiens.

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