Morue : Faute de pouvoir te pêcher
on peut te boire…
Par Dominique Guillaume.
Service des Archives
La fabrication de l’huile de foie de morue donna lieu par le passé à un commerce prospère entre nos îles et la Mère Patrie. Les premières traces de cette activité locale se retrouvent dans les archives au début du XIXème siècle, à travers une correspondance du chef du Service de Santé adressée au Commandant de la Colonie, lui proposant l’élaboration d’une huile de foie de morue par « cuisson au bain-marie marin de foies frais ». Cette idée a t-elle été retenue, on n’en sait rien, en effet on ne retrouve aucune trace de réponse à ce courrier.
Quelques annees plus tard cependant, une dépêche ministérielle ‘tomba », suite à une mesure du Conseil Supérieur de Santé, donnant les consignes d’hygiène à suivre quant à la préparation de l’huile qui nous intéresse. Ainsi pouvait-on noter que le pharmacien devait surveiller scrupuleusement l’élaboration du produit, son mode d’épuration et enfin apposer le cachet de la Commission des Recettes avant toute exportation vers les marchés français. L’huile était conditionnée dans des fûts de bois et, à son arrivée en métropole, avant d’être distribuée, était à nouveau soumise à un examen final approuvant qu’elle avait bien voyagé et était ainsi fiable.
Nous détenions dans les Archives de la Collectivité, un avis d’adjudication pour sa fourniture auprès des hôpitaux maritimes français, ce qui autorise à penser qu’elle était utilisée pour les malades souffrant de carences diverses. Ce commerce connut une prospérité indéniable puisqu’un état statistique, couvrant la période de 1834 à 1944, fait état d’un chiffre d’exportation de 100 tonnes par an ; mais c’est l’annee 1900 qui détient le record et témoigne ainsi d’un véritable engouement, avec 705 tonnes d’huile exportée.
Un peu plus tard, vers 1944, l’exportation devint quasiment nulle, ceci pouvant peut-être s’expliquer par l’introduction des vitamines sur le marché dans cette première moitié du siècle. Il est bien connu que la nouveauté suscite la curiosité, elles auraient donc pris le relais logique et volé en quelque sorte la vedette à ce produit purement local. Quoiqu’il en soit, l’huile de foie de morue était, il faut bien le reconnaître, considérée comme une véritable potion magique. Tout un chacun trouvaiten effet son bonheur dans l’absorption du produit et ceci, malgré son goût exécrable. On lui attribuait diverses vertus : elle avait le pouvoir de favoriser la croissance et d’ouvrir l’appétit des enfants ; l’adulte quant à lui, en buvait pour affronter les rigueurs de l’hiver ; elle avait enfin des adeptes chez les vieillards qui trouvaient en elle des vertus reconstituantes en cas d’asthénie principalement.
L’Archipel de St-Pierre et Miquelon commercialisait le produit outre-atlantique mais en consommait également, d’autant plus qu’on pouvait se le procurer à un prix raisonnable. La préparation de l’huile se faisait artisanalement dans ses débuts, jusqu’en 1918, date de l’ouverture de la première usine. C’est la Société « Morue Française et Sècheries de Fécamp » qui, ayant déposé un projet et reçu l’aval de l’administration, fit ouvrir cette usine. Elle était sise au sud du Barachois, éloignée des habitations, ce qui permettait d’obtenir toutes garanties au niveau de l’hygiène et de la santé publique. Cette société créa une usine identique à Miquelon la même annee, ce qui atteste si besoin est, de la prospérité du commerce en la matière.
Toujours pendant cette annee 1918, un particulier, en la personne de Monsieur Paul Chartier, demanda et obtint à son tour l’autorisation de fabriquer l’huile tant à St-Pierre qu’à Miquelon. L’archipel comptait alors quatre usines pour l’élaboration du même produit. Quelques annees plus tard, en 1923 plus exactement, Monsieur Eugène Lacroix ouvrit, lui aussi, une usine identique. On ignore si par la suite d’autres usines s’implantèrent puisque les Archives ne nous en disent pas davantage sur cette activité.
Ce qui est certain, c’est que l’huile de foie de morue est toujours présente sur le marché mais n’est plus de fabrication locale. On peut toutefois se la procurer dans l’Archipel sous forme de gélules, ce qui la rend beaucoup moins répulsive mais, que les puristes se rassurent, elle existe encore à l’état brut dans l’une des deux pharmacies. Sa présentation est pour le moins originale puisque vendue en bidon de fer d’un litre, elle est fabriquée à Melun et porte la mention très révélatrice de la valeur nutritive du produit : «huile de foie de morue vétérinaire »… (petite précision, elle est consommable par l’homme à raison d’une cuillerée à soupe quotidiennement !).
Voilà ce que l’on peut dire sur cet élixir local qui connut de fastes annees et fait encore des adeptes dans la population actuelle, moins nombreux certes, mais tout de même. J’avoue pour ma part l’avoir goûté (du bout des lèvres !) et… mon foie… ce n’est pas la mer à boire !