Je soussigné François Bausire, capitaine du trois-mâts « France et Bretagne », d’un tonnage net de 480 tonnes et appartenant à Monsieur Pierre Malliey, déclare :
J’ai quitté Saint-Malo le 19 mars 1923 à destination du Grand Banc de Terre-Neuve. La traversée s’est déroulée avec des vents variables soufflant du sud-ouest et du nord-ouest. Quelquefois le vent a été si fort que nous avons été obligés d’amener de la voilure. Ce mauvais temps a continué jusqu’au 21 avril. Le 22 avril il y a eu un fort orage qui a duré toute la journée et le lendemain 23, il y avait une brume épaisse avec de fortes variations de température. Le même jour à midi, pensant trouver des icebergs sur ma route, j’ai recommandé à mes officiers d’observer une veille attentive. Le 24 avril, la brume était encore plus épaisse avec une petite brise soufflant du nord-ouest. A dessein, j’ai réduit ma voilure, la vitesse était d’environ trois à quatre nœuds et à 11 h 30 la position était de 46°21 de longitude ouest. Un homme qui était de veille a crié soudainement « glace à tribord ».
J’ai immédiatement donné ordre de changer d’amures et d’amener les voiles d’étai. La manœuvre s’est effectué aussitôt mais la collision était inévitable. Un autre iceberg était visible sur bâbord et les deux icebergs étaient réunis entre eux par une sorte de collier. Encore une fois j’ai fait changer les amures des voiles, dans le but de nous écarter des deux énormes blocs de glace. Cette manœuvre a duré environ 15 minutes, mais pendant ce temps le fond du navire avait frotté longuement et nous avions une grave déchirure à la coque.
Nous avons réussi à faire démarrer immédiatement notre pompe mécanique, mais nous avons remarqué que nous avions une voie d’eau très importante. La pompe évacuait de l’eau noire, ce qui expliquait que le charbon avait pénétré à l’intérieur de la pompe me faisant craindre qu’elle finisse par se boucher. J’ai fait mettre en route une autre pompe dans le poste d’équipage. Après plusieurs sondes prises dans la cale par le second officier, celui-ci m’a informé que nous perdions du terrain, que l’eau montait plus vite que les pompes pouvaient l’évacuer. J’ai fait descendre une petite voile dans la cale dans le but de colmater la brèche. Nous avons changé le sel de place et des signaux de détresse ont été lancés avec la corne à brume et le canon. Mais aucune assistance n’est venue. Avant que la nuit descende j’ai fait allumer les feux de position.
Les pompes ont fonctionné sans interruption jusqu’à 1 heure du matin la journée du 25 avril. Voyant que l’eau continuait à monter dangereusement, je me suis aperçu que la perte du navire était inévitable. Nous avions de l’eau jusqu’au faux-pont. J’ai alors consulté l’équipage et à l’unanimité il a été décidé d’abandonner le navire. J’ai fait préparer les doris et j’ai désigné chaque homme devant embarquer dans chaque doris. Notre départ du navire s’est passé sans incident et nous avons embarqué dans les doris une assez grande quantité de provisions afin de nous permettre de survivre plusieurs jours. Le patron de chaque doris a reçu des instructions relatives au contact à maintenir entre tous les doris et à se tenir à une distance toujours visuelle le jour comme la nuit avec leur lumière. A 2 heures du matin nous avons évacué le navire. Je suis resté à bord le dernier comme il se doit pour un capitaine. Cependant nous sommes restés près du bateau. A 4 heures le matin accompagné de quelques officiers, je suis retourné à bord du « France et Bretagne ».
Le navire était aux trois-quarts rempli d’eau. Nous avons pu pénétrer dans le poste d’équipage ou nous avons mis le feu, après l’avoir imbibé d’essence. Ce feu mis volontairement n’avait qu’un but, faire disparaître le bateau rapidement afin qu’il ne devienne pas un danger pour la navigation.
Toute la journée la brume nous a entouré avec absence totale de vent. J’ai donné l’ordre à tous les patrons de doris au cas où l’un d’eux serait séparé des autres, de gouverner en direction de l’ouest. C’était le meilleur espoir de trouver un bateau et d’être récupérés. Nous sommes restés sur place jusqu’au moment où le navire a disparu de la surface de la mer.
J’ai remarqué avant notre départ que déjà deux doris s’étaient séparés du groupe et qu’ils disparaissaient dans le brouillard. J’ai pris la route vers l’ouest avec tous les autres, et à plusieurs reprises nous avons rencontré plusieurs icebergs géants qui défilaient, entraînés par le courant. Le 26 le vent soufflait en force du sud-ouest, trois autres doris ont disparu. Le 27 nous avons eu du calme pendant tout le jour ; le 28 le vent s’est levé de nouveau, ce qui a eu pour effet de faire disparaître la brume qui nous entourait. Vers 11 heures du matin, nous avons aperçu sur tribord un trois-mâts et une autre goélette sous voiles. Nous avons hissé notre petite voile pour indiquer notre présence, mais la brume est revenue de façon soudaine et nous n’avons pas été aperçus. Deux heures après, nous avons vu un autre trois-mâts sous voiles, il nous remarqués et a fait route dans notre direction. A quatre heures de l’après-midi, cinq doris avec un total dix-huit hommes ont accosté. Les hommes sont montés à bord de « Anne de Bretagne » de Cancale. Dans ce rapport, je tiens a remercier le capitaine Mathurin de « Anne de Bretagne » qui a accueilli une partie de mon équipage et moi-même qui avions souffert durement dans nos doris pendant trois jours et quatre nuits dans la brume, le froid et parmi les icebergs. Je suis resté très soucieux car j’étais sans nouvelles de vingt autres hommes de mon équipage qui se trouvaient dans cinq doris.
Nous avons mouillé sur le Grand-Banc le 1er mai. Ce jour-là quatre de mes hommes furent transférés sur le « Pépita » de Saint-Malo, quatre sur le « Minerve » de Cancale, et quatre sur « l’Amiral Gervais » de Saint-Malo. Je suis resté jusqu’au 19 mai sur « Anne de Bretagne » avec six hommes. Le 19 nous avons tous embarqué sur le navire de guerre français « Régulus » qui nous a débarqués à Saint-Pierre le 25.
Durant la traversée nous avons appris que quatre hommes de « France et Bretagne » avaient été récupérés par le navire ‘Raymonde’ de Granville. Nous n’avions pas d’autres nouvelles des dix-huit hommes qui manquaient encore.
Roy Spindler, capitaine et armateur de la goélette « Bertha L. Walters » de Lunenbourg, Nouvelle-Ecosse, déclare que le 3 mai il était en pêche au mouillage à environ 220 milles marins dans le 160° de Saint-Pierre avec un lot de boëtte fraîche. A 11 heures du matin ce jour-là, un doris monté par quatre hommes a accosté le long de son navire. Ces quatre hommes étaient des français naufragés, rescapés du trois-mâts « France et Bretagne » qui avait heurté un iceberg le 22 avril et avait coulé à la suite de cette collision. Ces quatre hommes avaient passé neuf jours dans leur doris, ils étaient dans un état de fatigue extrême et certains d’entre eux avaient les pieds gelés. J’ai jugé qu’il était absolument nécessaire de tout mettre en œuvre pour sauver la vie de ces hommes. J’ai relevé mon ancre et je suis parti immédiatement pour Saint-Pierre. J’ai mis cinq jours pour gagner ce port. J’ai perdu sept à huit jours de pêche, j’ai également perdu ma boëtte. J’évalue ma perte à environ mille dollars.
Ceci est la fin de l’histoire du naufrage de « France et Bretagne », une autre victime de la mer, de la brume et également d’un autre danger, particulièrement redouté des marins, les icebergs.